Debout sur la jetée, enveloppée dans une épaisse cape de laine qui avait le bon goût de la protéger non seulement du vent froid matinal mais également des embruns, Valenna supervisait le déchargement d'un navire avec tout le professionnalisme d'un général en manœuvre. La cargaison, principalement composée de denrées alimentaires, était destinée à venir garnir les greniers de Par Volen pour prévenir les éventuels risques de disette. Ou de guerre. Cette pensée traversa son esprit alors qu'elle jetait un regard anxieux sur les flots gris métal ourlés d'écume. Là-bas derrière les chappes de nuage, à des miles de distance de l'autre côté de ce qui était maintenant un détroit se trouvait un continent. Si loin et pourtant si proche. Trop proche ? La réflexion était devenue récurrente dans l'esprit de la jeune femme. Verrait-on un jour des navires de guerre se présenter aux portes de Sheheron ? Ou les habitants de cette nouvelle terre se contenteraient-ils d'être de pacifiques partenaires commerciaux ? Elle tenta tant bien que mal de se reconcentrer sur son devoir mais il était évident que les marins et les dockers rompus à la tâche n'avaient nul besoin de s'encombrer d'une bureaucrate pour faire efficacement leur travail. Pire encore sa présence risquait de les gêner. Adressant un mot d'encouragement aux manutentionnaires puis ses consignes au capitaine du vaisseau, la jeune femme quitta les lieux.

Elle envisagea un moment de retourner à son office où quelque tâche importante, capitale, l'attendait pour un règlement sans délai mais l'horaire particulièrement matinal combiné à l'attrait du grand air l'en dissuadèrent. Le marché, bête ensommeillée, sortait à peine de son silence nocturne, réduisant le brouhaha coutumier à un murmure imperceptible. Par Volen était une entité à elle seule, avec ses propres organes, ses propres rythmes. Voulant encore se confronter à la mer un moment, la conseillère entreprit une lente promenade le long du quai s'arrêtant périodiquement pour détailler du regard un détail ou un autre. Ici les barques de pêcheur côtoyait des vaisseaux au tonnage plus important. Étrange armée de coques bercée par une marée encore haute qui ne tarderait plus à commencer à se retirer pour les laisser reposer sur le sable. Le spectacle du port à marée basse lui avait toujours paru infiniment déprimant, aussi l'évitait-elle aussi souvent que possible.

La promenade de la jeune femme finit par conduire ses pas vers la criée où des vols de mouettes et de goélands se battaient pour les restes des pêches du jour ou de la veille. L'odeur de charogne combiné au bruit infernal des oiseaux de mer et à la présence de rats au milieu des piles de déchets acheva de la convaincre d'accélérer le pas pour quitter, en hâte, cette zone sinistrée. Les ports étaient toujours de vrais nids à vermine, chose que même une législation drastique et une évacuation régulière des ordures ne pourraient véritablement régler, elle en était certaine. Pour autant, il faudrait évoquer cette situation au prochain conseil. Se drapant un peu plus dans son épaisse cape, elle hâta le pas pour parvenir au but de sa randonnée solitaire, quelque peu échaudée et encore étouffée par la puanteur. Ce genre d'expériences avait de quoi briser l'ambiance poétique d'une marche matinale. Elle déboucha finalement sur une petite jetée, située à l'écart du reste du port sur laquelle quelques barques à l'attache dansaient doucement au gré des vagues. Le chemin d'accès ni aplani, ni entretenu, était un simple rampe terreuse sur laquelle poussait des herbes folles et un observateur attentif auraient pu remarquer que plusieurs des frêles esquifs à l'amarre prenaient ouvertement l'eau sans la moindre réparation. Personne ou presque ne venait ici, à l'exception peut-être des propriétaires légitimes des embarcations trop pauvres pour envisager la moindre réparation. Valenna, pourtant, avait pour cet endroit une affection infinie. Elle venait s'y asseoir périodiquement pour y trouver le calme, le rocher situé en bout de pente en guise de siège de fortune. Évitant soigneusement de mouiller ses bottes, la jeune femme s'installa face à la mer pour y ruminer ses réflexions et ses problèmes. Absorbée par la contemplation de l'écume, elle mit plusieurs minutes à réaliser qu'elle n'était pas seule et fit volte face brusquement pour découvrir qui se trouvait avec elle.

« William, tu n'aurais pas vu Valenna? » Le jeune homme haussa les épaules, m'assurant qu'elle était partie près du port. Je soupirais. Bien sûr, il y avait une nouvelle livraison aujourd'hui, et ma soeur s'assurait de tout ce qui était commerce et transactions. Je suis d'une stupidité parfois. Si je voulais la trouver, c'était surtout parce qu'on m'avait demandé de l'informer que le conseil ne siégerait pas cette semaine, et donc qu'il faudrait reporter ceci à la semaine prochaine. C'était pour ainsi dire inhabituel, aussi, j'en avais fait ma tâche personnelle de lui en parler. Je ne voyais que trop peu ma soeur à mon goût, et c'était ainsi une occasion d'y remédier. Je me mis donc en route, remerciant William d'un hochement de tête.

A cette heure ci, alors qu'il était encore tôt, le marché s'éveillait à peine. Je savais que Valenna appréciait le calme du matin, et les températures fraiches se combinaient parfaitement avec les embruns que la mer apportait jusqu'à nos côtes. Avec les continentaux sur Sheheron depuis plus d'une semaine, je me doutais qu'elle ait besoin de s'isoler un peu, pour réfléchir. Personnellement, je n'avais pas eu une minute à moi, et plus le temps passait, plus mon secret était en danger. La seule personne capable de comprendre comment je me sentais, c'était Valenna. Arrivée près des quais, je jetai un oeil à ma droite, puis à ma gauche, et je choisis une direction, priant pour que ça soit la bonne. Après quelques secondes de marche, les cartons se firent plus rares, plus parsemés, et un petit chemin s'ouvrit à moi, chemin qui m'était inconnu. J'avais beau penser connaitre ma soeur, finalement ça n'était peut-être pas le cas.

J'empruntais cet étroit chemin accueillant, et je n'eus besoin que d'une poignée de secondes pour apercevoir Valenna. Elle était assise, et contemplait l'horizon, le soleil étant toujours en train de se lever. Un sourire apparut sur mon visage, et je m'approchais d'elle. Ses cheveux noirs soyeux semblaient créer un halo lumineux en contrejour autour d'elle, cheveux que j'aurais sans doute pu avoir si je n'avais pas été désignée comme gardienne. Je m'approchais d'elle, lorsqu'elle sembla sentir ma présence, et se retourna brusquement. Je levais les mains, pour la rassurer. « Doucement Valenna, ce n'est que moi. » Lorsqu'elle se fut habituée à ma présence, je m'assis à ses côtés, et je restais un moment silencieuse. « C'est ici que tu viens lorsque tu as besoin de réfléchir, n'est-ce pas? C'est joli. » En considérant son manque de réponse comme inquiétant, je lui demandai, fronçant les sourcils. « Qu'est-ce qui t'inquiètes, ma soeur? »

Valenna reconnut sa sœur avant d'entendre sa voix. Pour incongrue que fut sa présence en ces lieux à cette heure matinale, elle la remplit de joie, la ramenant à des années-lumières de cette situation préoccupante et de ses contraintes.« Bonjour Léandra. » souhaita-t-elle, plus par pur formalisme que par réel souhait qu'aujourd'hui fut véritablement un bon jour. La présence de sa sœur en ces lieux prouvait qu'à défaut d'être un bonne journée, aujourd'hui commençait par un événement inhabituel. Sa grande soeur avait découvert sa cachette. Plus encore, Léandra avait visiblement cherché à la retrouver. Ce qui malgré le plaisir évident que les deux sœurs prenaient à leur compagnie mutuelle indiquait qu'il ne s'agissait pas de parler chiffon. Leurs contacts se limitaient depuis un moment, trop longtemps, à de brèves entrevues à l'occasion des séances du Conseil. Le reste de son temps, son aînée le passait avec sa parodie de mari. Pas qu'elle l'eut choisie. Non, d'autres avaient soigneusement œuvré pour l'y contraindre. Les mois écoulés ne rendaient pas ce constat moins amer. Finalement, après quelques minutes d'un silence poli, Léandra vint s'asseoir à ses côtés. « Plus que pour réfléchir, j'avoue apprécier l'absence totale d'importuns. La solitude parfaite. Personne. Pas une réclamation. » Elle venait d'achever sa phrase lorsqu'elle réalisa que celle-ci pouvait donner lieu à une interprétation vexante bien que complètement fausse. Ne laissant pour autant rien paraître, elle se contenta d'ajouter sur le même ton. « Et pas un rustre d'époux pour venir me voler ma grande sœur en pleine réunion de famille. » Politicienne dans l'âme, Valenna avait appris à ne pas se laisser désarçonner même lorsqu'elle-même commettait une erreur. Elle se contentait de garder une attitude calme, souriante et égale. Finalement, son discours se teinta d'une touche personnelle. « Il m'est arrivé de voir des dauphins et des phoques à plusieurs reprises. Quand ils déversent les rebuts de la pêche depuis l'autre quai. Je suis sûre que ça te plairait. » Elle était sincère. Les animaux avaient pris l'habitude de guetter les actions des dockers et pour peu qu'on ne fit pas le moindre geste brusque il était possible de les approcher.

La deuxième question, impromptue, surprenante, eut le mérite d'ébranler quelque peu la pose mentale statufiée que la jeune femme adoptait depuis le réveil. Tournant ses yeux bleus pour les river dans ceux tout aussi clair de sa parentèle, elle eut un petit rire désabusé. « La question serait plutôt qu'est-ce qui ne m'inquiète pas en l'occurrence... » Des sujets d'inquiétude en ce moment, il n'en manquait pas. La présence de Léandra ayant tout de même allégé le fardeau qui pesait sur ses minces épaules c'est avec allégresse et un rien d'impertinence que Valenna entama la liste de ces préoccupations. « Un des membres du Conseil complote dans je ne sais quel but et a organisé ton mariage. » Elle tut volontairement le chapitre de Warand et de son ambition dévorante. Et les soupçons qu'elle nourrissait à propos de Morrigan et de la sorcellerie « Un continent entier à nos portes. Un continent qui possède probablement ses propres armées. Si je suis encline à les voir comme des partenaires commerciaux, j'ai peur de voir Sheheron réduite à un trésor aux mains de pirates sans scrupules. Les Mormont qui s'agitent en pensant que leurs manœuvres passeront inaperçues. Et nous avons un voleur au marché que l'autorité n'effraie pas... » Elle marqua une pause, essoufflée de s'être montrée si franche, si peu diplomate. D'avoir prononcé tout haut ce qu'elle pensait depuis longtemps tout bas. « Mais je ne suis pas la seule à avoir des soucis qui me dépassent. D'ailleurs j'imagine que tu ne t'es pas déplacée en cette fraîche matinée pour entendre ton infernale petite sœur. Que se passe-t-il ? »

Je m'étais assise à ses côtés, observant avec elle l'horizon qui n'était finalement plus si infini que ça, à en croire nos visiteurs continentaux. Elle semblait contente de me voir ici, et je l'étais c'était certain. Nous passions trop de temps séparées, et je ne cessais de me rappeler les moments de notre enfance, lorsque nous étions toutes les deux. « Plus que pour réfléchir, j'avoue apprécier l'absence totale d'importuns. La solitude parfaite. Personne. Pas une réclamation. Et pas un rustre d'époux pour venir me voler ma grande sœur en pleine réunion de famille. » Je me tournai vers elle, n'arrivant à voir que la lumière du soleil se reflétant dans ses yeux bleus. Je savais qu'elle ne supportait pas mon mariage avec Warand. Qui étais-je pour la contredire? Elle s'était toujours sentie coupable de ce qui m'arrivait, d'une certaine façon. Plus je me résignais à mon sort, plus elle s'en voulait. Mais cette fois, elle n'aurait rien pu faire de toute façon. Ce mariage avait été décidé et fait en quelques jours seulement, et malgré tout ce qui avait suivi, aujourd'hui, cela n'avait plus aucune importance. Je savais que si je lui disais ceci, elle ne serait que plus encouragée pour trouver un quelconque moyen de me sauver. De nous deux, elle avait toujours été la plus douée avec les mots.

« Il m'est arrivé de voir des dauphins et des phoques à plusieurs reprises. Quand ils déversent les rebuts de la pêche depuis l'autre quai. Je suis sûre que ça te plairait. » Changeant de sujet comme on change de vêtements, je reportais mon regard vers l'océan à perte de vue. Je retirais mes sandales de toile et plongeais mes pieds dans l'eau. Ce contact me procura un bien fou, et je lui répondis finalement, après un petit instant. « J'adorerais en voir, un jour peut-être. » Les animaux et la nature étaient des moyens pour moi de réussir à m'extirper d'une vie qui parfois, n'était pas enviable. Au moins, ils étaient simples, attentionnés. Ils ne mentaient pas, ils ne conspiraient pas. Et parfois, j'aurais aimé être aussi naïve qu'eux. Arrivant au deuxième sujet plus compliqué, j'entendis Valenna me répondre. « La question serait plutôt qu'est-ce qui ne m'inquiète pas en l'occurrence... » Instantanément, je me mordis la lèvre, me rappelant tout le poids qui avait été mis sur ses épaules. Elle avait toujours été la plus forte de nous deux, mais ça n'était pas une raison pour penser qu'elle supporterait tout. Je voulais lui montrer que j'étais là pour elle, et que malgré tout ce qu'il se passait, nous pouvions toujours avoir ces moments qui ne nous appartenaient qu'à nous. Et à nous seules.

Attendant le moment où ma soeur finirait par se confier, je restais silencieuse. « Un des membres du Conseil complote dans je ne sais quel but et a organisé ton mariage. Un continent entier à nos portes. Un continent qui possède probablement ses propres armées. » Pour le premier point, je m'en étais doutée, mais je ne voulais pas qu'elle se fasse du soucis pour ça. « Valenna, combien de fois devrais-je te le répéter. Mon mariage, c'est du passé. Tu ne dois pas t'en mêler, c'est pour le mieux. Quant à ce complot, je suis sûre que nous aurons la vérité à propos de cela, bientôt. » Par rapport au continent... J'avais l'impression qu'elle lisait dans mes pensées. J'étais partagée aussi, dans le sens ou parfois, mes responsabilités et mes envies étaient contradictoires. Je voulais leur faire confiance, mais je ne le pouvais pas, pas si je voulais protéger l'île. Les Mormont avaient donc bien choisi leur moment pour s'agiter, si l'on en croyait les dires de ma soeur. Grands dieux, je ne m'en étais même pas aperçue qu'ils préparaient quelque chose. « Je suis navrée Valenna, j'ai été absente de toutes ces querelles pendant trop longtemps. Cela va changer. »

« Et nous avons un voleur au marché que l'autorité n'effraie pas... » Mis en comparaison avec le reste, cette dernière information semblait relativement insignifiante. Cela m'étonnait d'ailleurs que Valenna ne le mentionne. Aussitôt, je m'insurgeai. « Est-ce que tout va bien, il t'a fait quelque chose ce voleur? » Valenna prit une inspiration, puis elle reprit. « Mais je ne suis pas la seule à avoir des soucis qui me dépassent. D'ailleurs j'imagine que tu ne t'es pas déplacée en cette fraîche matinée pour entendre ton infernale petite sœur. Que se passe-t-il ? » Je prenais à mon tour une inspiration, et je quittais ses yeux pour me concentrer sur l'étendue d'eau qui se présentait devant moi. Par où commencer, exactement... « Je suis venue t'informer que le conseil ne siégera pas cette semaine. Avec tout ce qui se passe maintenant que tu me le dis, je ne trouve pas cela étonnant. » Je sentais la colère monter en moi, mais je me contenais, et je repris. « Ils ont peur. Ils ont peur des conséquences que leurs choix pourraient entraîner. Ils préfèrent fuir devant leurs obligations plutôt que de les affronter. » Je pris une nouvelle gorgée d'air, laissant le cheveux jouer avec mes mèches de cheveux argentés. « Personne ne veut agir, personne à part Warand, qui lui, serait prêt à tout pour les renvoyer chez eux en miettes. » Justement, par rapport à cela. Il me fallait trouver un nouveau moyen de le contrôler. « Je commence à perdre son contrôle, Valenna. Il faut trouver une nouvelle façon de le tenir en laisse, surtout avec les continentaux. »