est-ce dont un démon qui vous dévore le cœur ? Ҩ
Le sol résonnait sous le fracas des sabots, aussi son corps résonnait-il à l'unisson. C'était une plainte issue de la pointe de ses pieds, qui remontait le long de son mollet, faisait frissonner l'intérieur de ses cuisses, enflammait son ventre, embrasait son cœur, avant de venir exploser derrière ses yeux, tel un feux d'artifice. De la foule qui l'encerclait et délimitait l'arène, elle ne percevait qu'un murmure inaudible. De ses compagnes, elle ne distinguait que des mouvements flous, furtifs, ça et là, au coin de ses yeux. Il n'y avait qu'elle. Elle ne faisait plus qu'un avec le monstre qui la surplombait de son ombre. Rien d'autre n'avait vraiment d'importance. Depuis qu'elle était entrée dans l'arène, et que l'adrénaline s'était déversée dans ses veines.
La Fête de l'Esprit-Cheval avait lieu tous les ans, peu avant l'arrivée du Jour le plus long, dans une clairière au creux des Collines de la Paix. Ici, et ceux durant plusieurs jours, en l'honneur de Ponyo, l'Esprit-Cheval, la tribu des Talbrücks, fier peuple nomade éleveur de chevaux, organisait moult festivités, durant lesquelles leur élevage était mis à l'honneur. On venait parfois de très loin, pour avoir l'occasion d'admirer les étalons qui faisaient la fierté de ces hommes, et on payait encore plus cher la possibilité d'en posséder un. Parmi les spectacles mis en place, il y en avait un, en particulier, dont la renommée n'était plus à faire. Le cinquième jour avait lieu la Danse des Vierges. Dès le levé du soleil, toutes les jeunes filles de la tribu, dont le sang avait coulé au moins une fois depuis les dernières festivités, étaient lâchées dans une arène, face à de magnifiques juments sauvages. Sous les yeux des badauds, elles devaient déployer toute leur force, leur audace et leur agilité pour les dompter. A la fin de la journée, la jument que chacune avait réussi à chevaucher rejoignait la dot de la jeune fille, de même que le récit de ses exploits faisait le tour du campement. L'adolescente était bonne à marier. Les mâles de la tribu n'avaient plus qu'à faire leur choix.
Sabâa avait treize ans. Un corps fin, musclé par l'équitation, une peau tannée par la vie au grand air. Des yeux sombres et profonds comme la nuit, qui vous enveloppaient de leur noirceur. Et au creux du ventre, la magie qui brûlait. Deux nouvelles lunes plus tôt, la première menstruation avait eu lieu. Aujourd'hui était le jour de la Danse. Depuis sa naissance, Sabâa avait toujours fait preuve d'une ambition peu commune, et d'une étrange capacité à choisir les chemins les plus tortueux pour atteindre son but. Aussi avait-elle choisi dès le départ la jument qu'elle souhaitait posséder. Grande, élancée, d'une pelage aussi noir qu'un sommeil sans rêve, elle était aussi la plus indomptable. Ruant, crachant, elle ne laissait personne approcher, si bien que les quelques sœurs de Sabâa qui avaient tenté de la dompter avaient finalement abandonné, se tournant vers des captures plus aisées. Abandonner était un mot qui n'était jamais entré dans le vocabulaire de Malika-t Sabâa.
Sabâa était agile, mais c'était sa ruse qui lui permettrait d'arriver à ses fins. Elle avait observé l'animal depuis son arrivée dans l'arène, et la douce voix de Malika avait émergé de ses souvenirs, alors qu'elle se remémorait les contes que sa mère lui murmurait à son oreille d'enfant. Hidalgo était un cheval grand comme le plus grand des arbres, capable de traverser les lacs et de sauter par dessus les montagnes. Il ne reculait devant rien,seule son ombre l'effrayait. Seul l'homme qui comprit cela réussit à le dompter. Sabâa avait trouvé son Hidalgo. L'enfant finit par passer à l'attaque. Elle tourna, tourna autour du monstre, jusqu'à ce que son ombre se trouve dans son dos et que le soleil l'aveugle. Alors seulement, elle tendit son corps entier, et s'envola. Ses doigts vinrent s'emmêler dans la crinière noire de la jument, et portée par son élan, elle réussit à gravir la croupe de l'animal. Elle serra ses cuisses aussi fort que sa force d'enfant le permettait. Car son combat n'était pas terminé. L'animal se cabra, rua, et se mit à galoper, furieux. Mais sur son dos, Sabâa tenait bon. Elle avait fait le plus dur. Bientôt, la jument se calmerait, et la Talbrüke pourrait la déclarer comme sienne. Son rire résonna dans l'air lourd, écrasé par la chaleur. Elle entendit au loin des applaudissements et des cris d'allégresse. Elle sentit au creux de son ventre palpiter la magie. La Danse des Vierges venait de prendre fin.
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On trouvait encore ça et là quelques touffes d'une herbe grasse et verte. Mais tout le reste n'était qu'un sol poussiéreux et aride, piétiné par les hommes et les bêtes. Dans quelques jours, la Fête prendrait fin, les tribus retourneraient à leurs occupations, et la Nature reprendrait ses droits. Comme toujours.
Ses pieds nus glissaient sur la terre sèche. Sa tunique blanche avait viré à l'ocre, tout comme la peau sous ses ongles, l'intérieur de ses mains, la plante de ses pieds. Les quelques tresses disséminées dans sa chevelure intacte étaient parées de plumes de goélands et de perles d'argile. Il y en avait même une en argent qu'un vieux marchand édenté lui avait offert, en échange d'un sourire. Des arabesques d'henné, qui couvraient chacun de ses membres, semblaient se mouvoir à chacun de ses pas. Personne n'avait jamais qualifié Sabâa de belle. C'était la force brute qui se dégageait d'elle qui frappait en premier. Elle releva la peau de cuir tanné qui obstruait l'entrée de la tente de son père, et entra dans la douce fraîcheur de l'ombre. Ses yeux mirent quelques instants à s'habituer à l'obscurité. Assis sur des peaux à même le sol, elle reconnut l'imposante silhouette de son père, son crâne ras et sa barbe divisée en deux courtes tresses. Autour de lui se tenaient ses trois mères. Malika, celle qui l'avait enfantée, Niobé, celle qui parle aux étoiles, et Eïrell, celle qui guérit tous les mots. Trois beautés Talbrükes, liées par l'anneau de paille que chacune portait à l'index. Il y avait également un homme, inconnue de la jeune fille. Particulièrement grand, d'une force imposante, son torse nu révélait de nombreux tatouages, et ses longs cheveux tressés ne laissaient aucun doute sur son appartenance à la tribu des Stakka. Intriguée par la présence de cette étrange invité, et par l'absence de ses frères et sœurs, qui rendait la rencontre
très officiel, Sabâa s'approcha et s'asseoir face à ses parents. Elle sentait brûler sur sa peau les yeux perçants de l'inconnu, mais à aucun moment elle ne tourna les yeux vers lui, préférant la profondeur rassurante du regard de son père.
« sabâa, mon enfant, je n'ai pas encore eu l'occasion de te féliciter, tu nous as livré une très belle danse aujourd'hui. et ta jument est d'une beauté et d'une fougue rare. as-tu déjà eu l'occasion de la nommer ? » « merci papa. et je lui ai donné le nom de sherazade. » « voilà un nom qui lui sierra à merveille. » Un doux sourire s'étala sur son visage, mais l'enfant resta impassible. Elle savait qu'on ne l'avait pas appelée pour parler de la Danse, cela aurait pu patienter. Elle n'était pas rassurée. Elle n'aurait pu l'être tant que la présence du Stakka ne lui aurait pas été explicitée.
« sabâa, je te présente rakharo, qui est venu nous faire une offre très intéressante à ton propos. » Sabâa ne regardait déjà plus son père. Elle avait porté son regard sur sa mère, sur ses traits un peu triste, sur sa bouche close, sur sa posture tendue, légèrement crispée. Ses mains jointes parcourues d'un léger tremblement, le tic qui agitait sa paupière gauche, comme si elle tentait de se débarrasser d'une mouche importune. Elle aurait voulu se précipiter dans ses bras pour la rassurer, savoir ce qui n'allait pas. Sabâa ne bougea pas.
« la danse des vierges a porté ses fruits, sabâa, nous t'avons trouvé un mari. » L'enfant reporta son attention sur son père. Un mari, déjà ? D'ordinaire, on attendait la fin de la Fête pour que les hommes de la tribu ne se déclarent. Mais l'équation n'était pas complète. La présence du Stakka n'était toujours pas éclaircie. Elle finit par lui jeter un regard. Son impassibilité la fit frissonner. Elle pouvait sentir vibrer sous sa peau la violence qui caractérisait cette tribu.
«je ne comprends pas, papa. » «c'est normal. ce n'est pas dans nos habitudes de lier notre sang à d'autres tribus. mais comme je te l'ai dit, l'offre de rakharo ne pouvait se refuser. » Peu à peu, les mots de son père se frayaient un chemin dans son esprit. Oui, ce n'était pas dans l'habitude des Talbrükes de convoler avec d'autres Sheran. Dans la tribu, rares étaient celles capable d'enfanter des mâles, et plus rares encore étaient ceux qui atteignaient l'âge adulte. La polygamie faisait partie des traditions de la tribu depuis des générations, seule alternative trouvée par les anciens pour empêcher son extinction. C'est pourquoi son père ne pouvait l'offrir en mariage à un Sheran. Encore moins un Stakka. Le regard qu'elle posait sur l'homme était désormais franc et sans détours.
« et que vous a-t-il promis ? » « c'est un grand honneur qui t'es fait, sabâa, j'espère que tu en as conscience. » Son père n'avait pas répondu à sa question. Pourtant, elle aurait aimé savoir. Savoir à quel prix il estimait la vie de sa fille.
Après la Fête arrivait le temps des Soleils-Radieux, durant lesquels on pouvait ne pas voir un nuage pendant plusieurs semaines. Sabâa avait empaqueté sa dot et ses maigres possessions, dit en revoir à sa famille, à sa tribu. Qui sait quand elle les reverrait. Son père lui avait offert un arc, robuste, solide, magnifique. La pointe des flèches semblaient faite de métal. Il avait dû lui coûter une fortune. Le prix d'un jeune poulain, probablement. Sabâa l'accrocha dans son dos, et enfourcha, à cru, Sherazade. Les Stakka et les Talbrükes se dirigeaient dans deux directions opposées. Alors que les chevaux s'ébranlaient, l'enfant se retourna pour voir sa tribu s'éloigner, jusqu'à ne devenir qu'un point minuscule à l'horizon. Elle se concentra sur la route de terre, et sentit bien vite à ses côtés la présence de son futur époux. Le mariage serait célébré dans son village. Aucun d'entre eux n'avait échangé un mot, depuis que la transaction avait été conclue. Sous ses ongles, Sabâa avait encore la terre ocre de la clairière. Elle porta son index à la bouche, et laissa la poussière se dissoudre dans sa salive. Le goût des Talbrükes fût le dernier souvenir qu'elle emporta de sa tribu.
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Rakharo avait un sommeil paisible. Son souffle régulier s'élevait dans l'air, troublant à peine la quiétude des lieux. Son bras avait entouré la taille de la jeune fille, mais sans un bruit, elle réussit à se dégager. La lune s'écoulant par la fenêtre venait former un rectangle parfait sur le sol. D'un pas trainant, Sabâa sortit du lit, et entra dans l'abondante lumière blanche. Elle laissa la pure lueur de l'astre céleste s'écouler sur elle, lavant le corps et l'esprit. Elle leva son avant-bras devant elle. Il la faisait souffrir, encore un peu. Le mariage avait eu lieu le matin même. Mais aucune alliance d'herbe n'était venue orner son index. Non, son mari avait pris un minuscule couteau ciselé, et d'un geste précis, qu'elle aurait presque pu qualifier de doux si elle ne doutait pas de la brutalité de ces animaux, il lui avait entaillé la fine peau de son bras, dessinant des arabesques de sang. Elle n'avait presque rien senti. C'est lorsque le charbon avait été appliqué, que le douleur avait commencé. Sabâa tourna lentement son bras sous la lumière lunaire. La peau commençait déjà à boursoufler. Ce tatouage la suivrait dans l'éternité. Même dans la mort, elle portera la marque de son infamie, son appartenance à un Stakka. Car c'était là tout. Elle lui appartenait.
Rakharo se retourna dans le lit conjugal, et le bruissement des droits attira l'attention de Sabâa. Oui, il avait le sommeil si paisible. Si paisible, qu'il ne sentirait même pas la main que se glisserait vers sa gorge, remonterait vers ses yeux, avant de prendre son crâne en coupe. Elle se mit à avancer vers lui. Comme elle chaque fois, les images de ce qu'elle avait commettre se déroulaient dans son esprit, et le feu sacré brûlant au fond de ses entrailles se déchaînait. C'était cette sensation-là, qu'elle aimait par dessus tout. Sa petite main d'enfant vint se poser sur le front du dormeur. Il ne lui fallut qu'un instant, pour être aspirée.